1er enseignement d’Icchanâth : la ruche.
Petit occidental banal, juste un peu chanceux, j’avais mon Maître à Bénarès. « J’appartenais » à une toute petite école de la lignée des nâtha-yogi qui remontait aux temps de Kabîr. Il se disait que le fondateur de cette école avait été initié par Gorakshanâth lui-même, ce qui était sommes toutes assez banal à cette époque à Bénarès. Chez les nâtha-yogi les Maîtres sont entourés de peu de disciples avec une répartition assez égale entre hommes et femmes, une spécificités des Nâtha. Une autre étant l’intimisme de cette voie, absolument pas prosélyte, dans laquelle chaque école se veut confidentielle et dont le nom du Maître vivant est gardé secret jusqu’à douze années après sa mort, pour préserver la lignée, la qualité de l’enseignement, les enseignants et les disciples eux-mêmes. Ces petites écoles préférant disparaître par manque de disciples que de continuer grâce à un recrutement ouvert à n’importe qui. Pour entrer dans une école Nâtha il faut être présenté par quelqu’un qui y fut lui-même initié. J’étais donc un occidental banal ayant eu la chance d’entrer dans cette lignée de Bénarès. Evidemment si je peux aujourd’hui « raconter » quelques enseignements reçus d’Icchanâth lui-même c’est qu’il a quitté son corps depuis plus de douze années. Je venais régulièrement le voir durant quelques jours pour recevoir ses préceptes et les techniques. Ensuite chez moi, en France, je les méditais, les pratiquais, les mâchais, les ruminais, les infiltrais. Je les faisais miennes durant des mois. Puis, « la mission accomplie », je revenais pour la suite. Ainsi n’avais-je qu’une pratique solitaire, sauf les fois où des rituels de plusieurs jours étaient organisés à Bénarès. Ma relation avec Icchanâtha était ainsi des plus intime et des plus distante à la fois. En dehors des moments d’enseignements directs qui étaient revêtus du sceaux du secret parce que ne concernant que lui et moi, nous avions d’autres rencontres au gré de nos vacuités dans la ville. Assis dans un temple, sur les ghats* ou au coin d’une rue nous échangions librement sur la philosophie, la métaphysique, la société, la morale, les religions, sur notre vision du monde, des êtres et de nos comportements dans cette simple vie de tous les jours. Ce sont ces échanges qui font la trame des ces « chroniques de Bénarès ». Ils ont nourri et nourrissent encore mon être et ma méditation. Les raconter, un peu comme un conte merveilleux, n’a d’autres objectifs ici que le partage et le respect de la tradition qui incite à faire circuler ce que l’on a reçu quand cela est possible. C’est la seule ambition de ces chroniques. Si vous les aimez qu’elles soient pour vous une petite lumière qui éclaire votre chemin, sinon tournez la page, ailleurs d’autres lumières vous attendent. * * * Bénarès compte deux millions d’habitants. On s’y sent hors du temps, cela fait plus de vingt cinq ans que je la visite et rien, mais vraiment rien n’a changé. Si je devais noter une évolution elle ne concernerait pas la ville mais ses habitants. Depuis trois ou quatre ans ils ont presque tous un téléphone portable, mais par ailleurs les femmes et les hommes s’habillent pareil, les ghats, les ruelles, les maisons, les temples, les boutiques, les marchés, les vaches, les chiens, les singes, les chèvres, le Gange lui-même, rien n’a changé. Il y a toujours autant de trafic et dans les rues où vélos, rikshauws, scooters, motos, charrettes, voitures, bus, camions, animaux et humains s’entrecroisent invraisemblablement dans une hallucinante agitation et cacophonie de klaxons. Bénarès est la ville sainte de l’inde, celle où chacun rêve d’aller mourir pour recevoir le mantra du passage qui assure une vie meilleure ensuite. C’est aussi une place d’énergie et de purification pour les vivants qui viennent se ressourcer et se régénérer. Des milliers de temples s’érigent partout, du plus petit au plus grand. Les habitants prétendent qu’il y a autant de temples que d’individus. Dès 5 heures du matin, chaque jours, les habitants les honorent de fleurs, de mantra, de bougies, d’offrandes. Cette effervescence entretient en permanence l’énergie du lieu, énergie qui est si forte qu’elle en est palpable par instants. Le Gange, majestueux et serein, est le grand purificateur. Même si on peut avoir quelques doutes au plan bactérien il n’en demeure pas moins le fleuve sacré dans lequel tous les indiens aspirent à s’immerger tant ses vertus psychologiques et spirituelles sont grandes. Que tout ceci soit fondé ou pas est sans importance car c’est la réalité quotidienne et ce qui fait la beauté de Bénarès.
Bénarès
grouille de monde, tant qu’il est parfois difficile
de s’isoler, mais la foule rend anonyme. Ainsi nous
étions le Maître Icchanâth et moi au temple de
l’université, un des rares temples au cœur de
jardins tranquilles. Ce temple, dédié à Shiva
Vishvanâth, était idéal
pour flâner et parler. Nous étions assis l’un et
l’autre en lotus sur un large banc en pierre près de
l’entrée principale. Depuis quelques dizaines de
minutes nous regardions passer le temps et les gens
quand le Maître rompit le silence.
*Ghats :
escaliers qui descendent de la ville aux rives du
Gange.
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