Suivre
l’enseignement d’un Maître n’est pas toujours
facile. C’est vrai dans la spiritualité comme
dans n’importe quel art. Les Maîtres sont
parfois caractériels, entiers, coupants voire
injustes, tout au moins du point de vue du
disciple. C’est dû au contrat particulier
qu’il y a entre un Maître et son disciple. Le
rôle du Maître est d’amener le disciple à son
niveau, au moins, qu’il s’agisse de piano, de
théâtre, de peinture ou de yoga.
L’engagement
de cette histoire dépend en finalité du Maître,
c’est lui qui décide s’il veut établir cette
relation, en d’autres termes, c’est le Maître qui
choisi le disciple, non l’inverse. C’est la
première étape d’une aventure de quelques
années.
La seconde,
est la période probatoire durant laquelle le
disciple démontrera qu’il a l’envie et les
qualités voulues pour tenir dans le temps cette
relation et que la voie choisie est la meilleure
pour lui. Cette période impose au disciple
quelques épreuves qui tremperont son âme.
Le Maître
est tel qu’il est, sa science est immuable, il
est lourd et stable comme un roc, il est
puissant. Cela doit convenir au disciple ou il
doit partir.
Cette
relation n’est pas faite pour durer
éternellement. Il arrive un moment où elle
s’arrête, le disciple ayant acquit de son Maître
le savoir et les expériences qui lui permettront
de continuer sa route seul.
Si le disciple
refuse cette rupture, le Maître lui enjoindra
avec fermeté de partir pour voler de ses propres
ailes. L’objectif de cette aventure est de
rendre le disciple autonome et libre,
indépendamment de son niveau de réalisation. Il
suffit que le Maître estime qu’il peut continuer
sa route seul pour décider la rupture, cette
relation n’étant pas faite pour tisser des liens
mais pour les défaire.
Le Maître
est celui qui sait, le disciple celui qui
apprend. Cette relation revêt de multiples
facettes, tantôt le
Maître est l’instructeur, tantôt il est le père
ou l’ami. C’est lui et lui seul qui décide de la
malléabilité de la relation, le disciple doit
suivre et s’ajuster en permanence.
Ceci me fait
penser à ce que me disait
Icchanâth. A l’époque, il habitait vers
Assi ghat. Il nous
recevait dans sa maison. Il avait réservé pour
ses enseignements et nos pratiques une grande
pièce et une dizaine de petites, sorte de
cellules de deux mètres sur deux que nous
utilisions pour de longues méditations de jour
comme de nuit. Parfois également nous allions
sur le toit terrasse à ciel ouvert, protégé par
des murs . L’ensemble
entourait un patio dans lequel nous pouvions
déambuler sans avoir besoin de sortir dans la
rue pour délasser le corps mis à rude épreuve
par des séances de pratique ou des rituels qui
pouvaient durer de nombreuses heures .
Sa maison
n’était pas un ashram car, hormis les rituels,
il n’y avait pas de vie communautaire.
Icchanâth était le
maître d’une lignée, il avait assez peu de
disciples. Nous étions rarement tous
réunis, la moitié d’entre nous ne vivant pas en
Inde. Lors des rituels de groupe qui
duraient plusieurs jours la maison était pleine.
En dehors de ces temps, elle était vide ou juste
occupée par un, deux ou trois disciples de
passage que le Maître recevait en groupe ou
individuellement.
Lors de ce
séjour j’étais seul. Pour autant je
n’avais pas l’autorisation de dormir chez lui,
ce n’était que pour les rituels que cette règle
était transgressée. Tous les soirs je me
retrouvais dans ma chambre d’hôtel.
Cet après
midi là nous nous retrouvâmes dans une des
petites cellules où je pratiquais depuis le
matin . Celles-ci,
entièrement vides, avaient juste une ouverture
au dessus de la porte qu’il était facile
d’occulter pour avoir le noir complet. Après
s’être assis en face de moi il resta en silence
de longues minutes. Puis il bougea un peu.
- Sais-tu combien j’ai d’enfants ?
demanda-t-il.
- Non, répondis-je surpris, car il ne
m’avait jamais parlé de sa vie privée.
- Tous mes disciples sont mes enfants,
fit-il avec un sourire malicieux.
- Et sais-tu combien j’ai de petits enfants ?
- Non, je ne sais pas…
- Et bien moi non plus ! dit-il en
éclatant de rire.
- Mais peut-être peux-tu
m’aider.
- Je veux bien essayer. Il fallait que je me
lance. Je lui dis,
- Vos petits enfants sont les disciples de
vos disciples ?
- Oui, bravo ! tu
as compris ma famille. Tu vois je ne sais pas
combien j’ai de petits enfants parce que je ne
sais pas qui de mes disciples a des disciples.
Toi par exemple combien as-tu de disciples ?
Ses yeux étaient rieurs.
- Aucun, je ne suis pas un Maître et je ne
suis pas habilité à initier, vous le savez.
- Oui, bien sur je le sais. Alors les gens
qui suivent nôtre enseignement par ton
intermédiaire sont tes clients ? C’est comme ça
que vous dites, n’est-ce-pas ?
- Non , pas tout à
fait, on dit des élèves. ..
- Oui, oui, je te taquine… il avait un
si beau sourire, si pur.
- Mais puis-je vous poser une question ?
- Evidement.
- Comment se fait-il que vous ne sachiez pas ce
que font vos disciples ?
- Pourquoi voudrais-tu que je le sache ?
- Pour contrôler ce que font vos disciples de
votre enseignement.
- Ai-je besoin de les contrôler puisque j’ai
confiance en eux et que mon enseignement
s’arrête à eux ? Ce qu’ils en font ne peut être
que dans la ligne de notre école, même si
c’est réinterprété à la lumière de ce qu’ils
sont. Comme toi, tout ce que je t’ai appris tu
le redonnes à ta façon et comme je te connais je
sais que c’est juste, même si je sais que tu es
parfois approximatif, dit-il en plissant
joyeusement ses yeux.
- Et sais-tu pourquoi je peux vous faire
confiance ? Aveuglément ?
- Parce que nous sommes vos enfants ?
- Oui, oui, tu as compris ! Il riait.
- La relation parent/enfant est d’abord une
relation d’amour, mais c’est aussi une relation
de confiance, sans confiance il n’y a pas
d’amour et sans amour il n’y a que l’ego. La
confiance comme l’amour est un état qui nous
amène à l’unité, les deux ne font aucune
différence entre dehors et dedans, entre
l’autre et moi.
- Maître, je croyais que la confiance était une
question de maturité.
Icchanâth éclata de
rire.
- Perdu mon disciple, la confiance est une
question d’innocence pas de maturité. La
maturité, c’est une qualité de l’ego, l’innocence
c’est une qualité du cœur. Quand je m’adresse à
vous mes disciples je ne m’adresse pas aux
hommes et aux femmes que vous êtes devenus, je
ne m’adresse pas à votre ego, je parle à votre
cœur.
- Et à nos oreilles, dis-je en riant.
- A vos oreilles, oui, mais pas aux oreilles
du cerveau, aux oreilles du cœur. Accumuler des
techniques, des expériences, être expert, tout
cela ne vaut rien si ce n’est pas le cœur qui le
fait, si ce n’est pas fait en confiance et en
innocence.
- Maître, vous dites en sommes que pour être
votre disciple nous devons être votre enfant ?
- Pas tout à fait, ce n’est pas tout à fait
ça. Dès lors qu’ils sont devenus adultes les
humains oublient l’enfant qu’ils ont été,
certains vont même jusqu’à le tuer de peur que
cet enfant ne les empêchent de devenir un adulte
accompli.
- Mais n’est ce pas normal ? Quand on est un
adulte ne faut-il pas affronter la vie et ses
épreuves comme un humain réfléchi et
responsable ?
- Crois-tu ce que tu dis ?
- Non …
- Bon !...
Icchanâth ferma les
yeux, instants si intenses qu’ils semblent être
hors du temps. Je le regardais avec tant d’amour
et d’émotion que quelques larmes débordaient de
mes yeux. Soudainement il rouvrit ses yeux,
lumineux, profonds comme la mer de lait.
- Un humain n’atteint jamais sa maturité si
l’enfant qu’il était a disparu. Pour être mon
disciple vous ne devez pas être mon enfant mais
un enfant. Les enseignements spirituels ne sont
pas accessibles aux adultes, ils ne sont
accessibles qu’aux enfants.
- Pourtant je ne vois autour de vous que des
adultes…
- Tu vois mal. Autour de moi il n’y a que des
enfants adultes, adultes qui ont gardé leur cœur
d’enfant, son innocence, sa sincérité. Pour un
Maître de notre lignée c’est l’élément
déterminant dans le choix du disciple car le
cœur de l’enfant est confiance et innocence. Le
cœur d’un enfant est un livre blanc. Il comprend
plus surement le jeu amoureux de la conscience
et de l’énergie que l’intellect qui a besoin de
tout analyser. Ce jeu amoureux est impénétrable
par la raison.
- Alors si d’avoir su préservé son cœur d’enfant
est suffisant pourquoi toutes ces pratiques,
tous ces efforts ?
- Parce qu’ il faut
une énergie prodigieuse pour se libérer de
l’animal et de l’ego, qui sont les tendances les
plus actives dans l’être humain.
- Pourquoi me libérer de ce que je suis ?
- Tu es cela mais tu es bien plus que cela.
Ton projet d’homme est cela, ton projet d’être
divin est au-delà. Quand tu es à Bénarès
regardes autour de toi, regardes les enfants,
leurs yeux, leurs sourires, leur énergie, leur
innocence. Tout est à eux jusqu’au moment où ils
sortent de l’enfance, où ils perdent leur
innocence, où leur maturité d’adulte les entrave
définitivement. Alors dans leur cœur ils perdent
magie, spontanéité, confiance. Ils sont
devenus adultes, leur projet d’homme s’accompli.
Ils oublient leur identité avec l’impossible et
le divin.
- Je sens fort ce que vous dites quand je suis
ici, c’est plus confus chez moi.
- Vas à Bénarès et retrouve l’enfant que tu
étais, alors tu pourras recevoir son
enseignement, et le mien.
- Oui, Je sens que vos deux enseignements sont
là.
- Plus encore mon
disciple ils ne sont qu’un. Que tu écoutes
Bénarès ou que tu m’écoutes cela revient au même,
c’est le même enseignement.
- Vous voulez dire que n’importe qui peut être
initié par Bénarès ?
- Oui, n’importe quel adulte qui est resté un
enfant dans son cœur…
Il fit un long
silence, peut-être évaluait-il la foule des
solitaires correspondant à ces critères…
- Regardes ta main, comptes tes doigts. Ces
enfants ne sont pas plus nombreux tous les ans à
passer à Bénarès. N’oublies pas, viens à Bénarès
avec ton cœur d’enfant et elle sera ta mère. Tu
n’auras plus qu’à trouver ton père sous la forme
d’un linga*. Il sera ton linga, celui qui en
s’unissant à elle sera le géniteur des
enseignements éternels que la Mère, Bénarès,
délivre à ses enfants.
Il ferma les yeux et murmura
avant d’entrer dans une méditation de lumière où
je le rejoignis.
- Vas à Bénarès avec ton
cœur d’enfant.