Chroniques de Bénarès


   

2ème enseignement d’Icchanâth : l'enfant.

 

Suivre l’enseignement d’un Maître n’est pas toujours facile. C’est vrai dans la spiritualité comme dans n’importe quel art. Les Maîtres sont parfois caractériels, entiers, coupants voire injustes, tout au moins du point de vue du disciple. C’est dû au contrat particulier qu’il y a entre un Maître et son disciple. Le rôle du Maître est d’amener le disciple à son niveau, au moins, qu’il s’agisse de piano, de théâtre, de peinture ou de yoga.

Ghat de crémation Varanasi/ ww.natha-yoga.com 2012

L’engagement de cette histoire dépend en finalité du Maître, c’est lui qui décide s’il veut établir cette relation, en d’autres termes, c’est le Maître qui choisi le disciple, non l’inverse. C’est la première étape d’une aventure de quelques années.

La seconde, est la période probatoire durant laquelle le disciple démontrera qu’il a l’envie et les qualités voulues pour tenir dans le temps cette relation et que la voie choisie est la meilleure pour lui. Cette période impose au disciple quelques épreuves qui tremperont son âme.

Le Maître est tel qu’il est, sa science est immuable, il est lourd et stable comme un roc, il est puissant. Cela doit convenir au disciple ou il doit partir.

Cette relation n’est pas faite pour durer éternellement. Il arrive un moment où elle s’arrête, le disciple ayant acquit de son Maître le savoir et les expériences qui lui permettront de continuer sa route seul.  Barques sur le Gange Varanasi/ ww.natha-yoga.com 2012Si le disciple refuse cette rupture, le Maître lui enjoindra avec fermeté de partir pour voler de ses propres ailes.  L’objectif de cette aventure est de rendre le disciple autonome et libre, indépendamment de son niveau de réalisation. Il suffit que le Maître estime qu’il peut continuer sa route seul pour décider la rupture, cette relation n’étant pas faite pour tisser des liens mais pour les défaire.

Le Maître est celui qui sait, le disciple celui qui apprend. Cette relation revêt de multiples facettes, tantôt le Maître est l’instructeur, tantôt il est le père ou l’ami. C’est lui et lui seul qui décide de la malléabilité de la relation, le disciple doit suivre et s’ajuster en permanence.

Ceci me fait penser à ce que me disait Icchanâth. A l’époque, il habitait vers Assi ghat. Il nous recevait dans sa maison. Il avait réservé pour ses enseignements et nos pratiques une grande pièce et une dizaine de petites, sorte de cellules de deux mètres sur deux que nous utilisions pour de longues méditations de jour comme de nuit. Parfois également nous allions sur le toit terrasse à ciel ouvert, protégé par des murs . L’ensemble entourait un patio dans lequel nous pouvions déambuler sans avoir besoin de sortir dans la rue pour délasser le corps mis à rude épreuve par des séances de pratique ou des rituels qui pouvaient durer de nombreuses heures .

Sa maison n’était pas un ashram car, hormis les rituels, il n’y avait pas de vie communautaire.  Icchanâth était le maître d’une lignée, il avait assez peu de disciples.  Nous étions rarement tous réunis, la moitié d’entre nous ne vivant pas en Inde.  Lors des rituels de groupe qui duraient plusieurs jours la maison était pleine.  En dehors de ces temps, elle était vide ou juste occupée par un, deux ou trois disciples de passage que le Maître recevait en groupe ou individuellement.

Lors de ce séjour j’étais seul.  Pour autant je n’avais pas l’autorisation de dormir chez lui, ce n’était que pour les rituels que cette règle était transgressée. Tous les soirs je me retrouvais dans ma chambre d’hôtel.  

Cet après midi là nous nous retrouvâmes dans une des petites cellules où je pratiquais depuis le matin . Celles-ci, entièrement vides, avaient juste une ouverture au dessus de la porte qu’il était facile d’occulter pour avoir le noir complet. Après s’être assis en face de moi il resta en silence de longues minutes.  Puis il bougea un peu.
- Sais-tu combien j’ai d’enfants ? demanda-t-il.
- Non, répondis-je surpris, car il ne m’avait jamais parlé de sa vie privée.
- Tous mes disciples sont mes enfants,  fit-il avec un sourire malicieux.
- Et sais-tu combien j’ai de petits enfants ?
- Non, je ne sais pas…Rikshaw Varanasi/ ww.natha-yoga.com 2012
- Et bien moi non plus ! dit-il en éclatant de rire.
- Mais peut-être peux-tu m’aider.
- Je veux bien essayer.
Il fallait que je me lance. Je lui dis,
- Vos petits enfants sont les disciples de vos disciples ?
- Oui, bravo ! tu as compris ma famille. Tu vois je ne sais pas combien j’ai de petits enfants parce que je ne sais pas qui de mes disciples a des disciples. Toi par exemple combien as-tu de disciples ? Ses yeux étaient rieurs.
- Aucun, je ne suis pas un Maître et je ne suis pas habilité à initier, vous le savez.
- Oui, bien sur je le sais. Alors les gens  qui suivent nôtre enseignement par ton intermédiaire sont tes clients ? C’est comme ça que vous dites, n’est-ce-pas ?
- Non , pas tout à fait, on dit des élèves. ..
- Oui, oui, je te taquine…
  il avait un si beau sourire, si pur.
- Mais puis-je vous poser une question ?
- Evidement.
- Comment se fait-il que vous ne sachiez pas ce que font vos disciples ?
- Pourquoi voudrais-tu que je le sache ?
- Pour contrôler ce que font vos disciples de votre enseignement.
- Ai-je besoin de les contrôler puisque j’ai confiance en eux et que mon enseignement s’arrête à eux ? Ce qu’ils en font ne peut être que dans la ligne de notre école, même si  c’est réinterprété à la lumière de ce qu’ils sont. Comme toi, tout ce que je t’ai appris tu le redonnes à ta façon et comme je te connais je sais que c’est juste, même si je sais que tu es parfois approximatif,
dit-il en plissant joyeusement ses yeux.Ghat Varanasi/ ww.natha-yoga.com 2012
- Et sais-tu pourquoi je peux vous faire confiance ?  Aveuglément ?
- Parce que nous sommes vos enfants ?
- Oui, oui, tu as compris !
Il riait.
- La relation parent/enfant est d’abord une relation d’amour, mais c’est aussi une relation de confiance, sans confiance il n’y a pas d’amour et sans amour il n’y a que l’ego.  La confiance comme l’amour est un état qui nous amène à l’unité,  les deux ne font aucune différence entre dehors  et dedans, entre l’autre et moi.
- Maître, je croyais que la confiance était une question de maturité.

Icchanâth éclata de rire.
- Perdu mon disciple, la confiance est une question d’innocence pas de maturité. La maturité, c’est une qualité de l’ego, l’innocence c’est une qualité du cœur. Quand je m’adresse à vous mes disciples je ne m’adresse pas aux hommes et aux femmes que vous êtes devenus, je ne m’adresse pas à votre ego, je parle à votre cœur.
- Et à nos oreilles,
dis-je en riant.
- A vos oreilles, oui, mais pas aux oreilles du cerveau, aux oreilles du cœur. Accumuler des techniques, des expériences, être expert, tout cela ne vaut rien si ce n’est pas le cœur qui le fait, si ce n’est pas fait en confiance et en innocence.
- Maître, vous dites en sommes que pour être votre disciple nous devons être votre enfant ?

- Pas tout à fait, ce n’est pas tout à fait ça. Dès lors qu’ils sont devenus adultes les humains oublient l’enfant qu’ils ont été, certains vont même jusqu’à le tuer de peur que cet enfant ne les empêchent de devenir un adulte accompli.
- Mais n’est ce pas normal ? Quand on est un adulte ne faut-il pas affronter la vie et ses épreuves comme un humain réfléchi et responsable ?
- Crois-tu ce que tu dis ?
- Non …
- Bon !...


Icchanâth ferma les yeux, instants si intenses qu’ils semblent être hors du temps. Je le regardais avec tant d’amour et d’émotion que quelques larmes débordaient de mes yeux. Soudainement il rouvrit ses yeux, lumineux, profonds comme la mer de lait.

- Un humain n’atteint jamais sa maturité si l’enfant qu’il était a disparu. Pour être mon disciple vous ne devez pas être mon enfant mais un enfant. Les enseignements spirituels ne sont pas accessibles aux adultes, ils ne sont accessibles qu’aux enfants.
- Pourtant je ne vois autour de vous que des adultes…Vie sur les ghats Varanasi/ ww.natha-yoga.com 2012

- Tu vois mal. Autour de moi il n’y a que des enfants adultes, adultes qui ont gardé leur cœur d’enfant, son innocence, sa sincérité. Pour un Maître de notre lignée c’est l’élément déterminant dans le choix du disciple car le cœur de l’enfant est confiance et innocence. Le cœur d’un enfant est un livre blanc. Il comprend plus surement le jeu amoureux de la conscience et de l’énergie que l’intellect qui a besoin de tout analyser. Ce jeu amoureux est impénétrable par la raison.
- Alors si d’avoir su préservé son cœur d’enfant est suffisant pourquoi toutes ces pratiques, tous ces efforts ?
- Parce qu’ il faut une énergie prodigieuse pour se libérer de l’animal et de l’ego, qui sont les tendances les plus actives dans l’être humain.
- Pourquoi me libérer de ce que je suis ?

- Tu es cela mais tu es bien plus que cela. Ton projet d’homme est cela, ton projet d’être divin est  au-delà. Quand tu es à Bénarès regardes autour de toi, regardes les enfants, leurs yeux, leurs sourires, leur énergie, leur innocence. Tout est à eux jusqu’au moment où ils sortent de l’enfance, où ils perdent leur innocence, où leur maturité d’adulte les entrave définitivement. Alors dans leur cœur ils perdent magie,  spontanéité,  confiance. Ils sont devenus adultes, leur projet d’homme s’accompli. Ils oublient leur identité avec l’impossible et le divin.
- Je sens fort ce que vous dites quand je suis ici, c’est plus confus chez moi.
- Vas à Bénarès et retrouve l’enfant que tu étais, alors tu pourras recevoir son enseignement, et le mien.
- Oui, Je sens que vos deux enseignements sont là.

- Plus encore mon disciple ils ne sont qu’un. Que tu écoutes Bénarès ou que tu m’écoutes cela revient au même, c’est le même enseignement.
- Vous voulez dire que n’importe qui peut être initié par Bénarès ?
- Oui, n’importe quel adulte qui est resté un enfant dans son cœur…

Il fit un long silence, peut-être évaluait-il la foule des solitaires correspondant à ces critères…
- Regardes ta main, comptes tes doigts. Ces enfants ne sont pas plus nombreux tous les ans à passer à Bénarès. N’oublies pas, viens à Bénarès avec ton cœur d’enfant et elle sera ta mère. Tu n’auras plus qu’à trouver ton père sous la forme d’un  linga*. Il sera ton linga, celui qui  en s’unissant  à elle sera le géniteur des enseignements éternels que la Mère, Bénarès, délivre à ses enfants.

Il ferma les yeux et murmura avant d’entrer dans une méditation de lumière où je le rejoignis.
- Vas à Bénarès avec ton cœur d’enfant.

   

*Linga : pierre du Gange symbolisant Shiva, la Conscience. Bénarès en compte des centaines de miller.

 

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