Energie et kundalini,
mythe et réalité
Le prânâyâma est le moyen principal que le nâtha-yoga utilise pour réveiller l’énergie. C’est « l’instrument
» qui donne accès aux commandes intérieures gouvernant le corps physique, l’énergie et le plan émotif, le mental et la personnalité. Il permet une action volontaire et consciente sur ces trois niveaux qui font la globalité de ce que nous sommes.
Dans le quotidien de notre existence, le souffle rythme notre vie, tantôt apaisée, tantôt agitée par les évènements que nous rencontrons. Il nous maintient en vie, sa disparition correspond soit à la mort soit à l’accès aux états supérieurs de nos capacité, de nos potentialités, qu’il s’agisse de l’état méditatif ou de l’éveil.
L’éveil est un concept, un état, qui demande à être précisé, clarifié. Quand on parle d’éveil on voit l’image du Bouddha ou d’un sage ayant attient ce que le bouddhisme appelle nirvana et ce que le yoga appelle samadhi. Ceci est vrai bien sûr, pour autant, ce n’est qu’une partie de ce qu’est l’éveil, même si ça en est la marche la plus élevée, la plus définitive. En réalité, l’éveil commence bien avant l’atteinte de ce haut niveau de réalisation spirituelle. Il commence à l’instant où l’on débloque en soi les processus énergétiques verrouillés dès notre naissance. Chacun d’entre nous n’utilise au quotidien qu’une petite partie de ses potentiels, de son énergie. C’est cette petite partie qui correspond à ce qui fonctionne depuis notre naissance et qui assure le minimum vital pour traverser l’existence dans le cadre prédéterminé de l’espèce et du karma personnel. Ce fonctionnement de l’énergie est la norme.
Le nâtha-yoga postule que si l’on désire éveiller tout ou partie de nos potentialités bloquées dès la naissance, il faut ouvrir en soi le « verrou » qui ferme le « réservoir » d’énergie situé dans le chakra de la base, le muladhara, verrou inhérent à la condition humaine. Ce « déblocage » est une conquête, le fruit d’une pratique, d’un entraînement assidu et intense qui dure souvent de nombreuses années, voire toute une vie. Evidemment tout le monde est attiré par cela, devenir un « surhomme », la proposition est alléchante, egotiquement valorisante, mais il faut, d’une part de l’énergie pour avoir la force de s’y mettre et de s’y tenir et, d’autre part, une véritable aspiration spirituelle pour être porté sur ce chemin.
Dans un premier temps l’éveil, qu’il serait plus juste d’appeler à notre niveau l’éveil d’une partie de l’énergie, consiste à défaire, ne serait-ce qu’un peu, le verrou pour qu’il laisse passer un peu plus de l’énergie stockée dans le réservoir de notre terre intérieure, le muladhara chakra. Nous touchons ici le cœur de la pratique du yoga. A moins d’avoir déjà à la naissance un flux d’énergie supérieur à la norme de l’espèce, ce n’est pas fréquent, ou d’être mystique, ce qui est encore plus rare, il faut trouver une méthode qui permette d’ouvrir notre réservoir d’énergie pour en avoir plus que ce qu’il n’en faut pour la simple vie normale, le supplément permettant d’avancer sur le chemin intérieur. Pour illustrer cela on pourrait prendre l’image d’une voiture qu’on nous donnerait avec un plein d’essence qui correspondrait à ce dont nous avons besoin pour parcourir la route de notre vie tracée par le karman, à condition que le réservoir n’ait pas de fuites… Et si l’on voulait parcourir un autre chemin plus long et plus sinueux dans notre labyrinthe intérieur, toute recherche fait faire des aller-retour, il nous faudrait trouver, ça et là, des bidons d’essence supplémentaires…
Les pratiques du yoga servent ce projet. Le problème est de générer en soi plus d’énergie. La réponse que nous donne cette science millénaire est que ce n’est pas la peine au tout début, il suffit de colmater les fuites d’énergie qui sont dans nos structures physique, énergétique et mentale, pour avoir immédiatement le plus dont on a besoin. En effet, l’humain est tant dispersé et instable, qu’il est comme un récipient troué. Il faut devenir hermétique à l’intérieur. Il ne nous viendrait pas à l’idée de vouloir remplir un pot percé … quoique … puisque c’est ce que nous faisons pour notre intérieur. Pour créer cette étanchéité, le yoga utilise les mudra, les bandha, le pranayama et les mantra. Installer cet hermétisme énergétique - qui est aussi forcément mental - est à la portée de tout le monde, il suffit d’une pratique quotidienne. Quant ceci est installé la deuxième phase peut commencer, celle qui va consister à éveiller l’énergie supplémentaire. Celle-ci sera réalisée essentiellement par les pranayama, les mudra et les mantra.
Eveiller cette énergie supplémentaire, c’est éveiller une énergie vierge, non contaminée par les tendances de l’ego, de la personnalité, du karma. Cette nouvelle énergie ne pouvant rester vierge de contenus il faut l’associer à des qualités personnelles en rapport avec l’amour, la compassion, le détachement, la spiritualité en somme. Tout cela pour dire que d’éveiller l’énergie pour l’énergie n’est pas suffisant. Si l’on n’a pas une vraie quête intérieure cette nouvelle énergie ira renforcer les tendances de la personnalité, dont les qualités ne sont pas celle qui rendent heureux et donnent le contentement, avant de disparaître, dévorées par l’ego qui n’a de cesse de vampiriser toutes les énergies disponibles. Bien sûr il ne s’agit pas ici de dire que l’ego est l’ennemi, ce serait quelque peu schizophrène, mais plutôt de dire que cet « instrument » a reçu, au départ, une quantité d’énergie suffisante à son bon fonctionnement et que le surplus qu’il pourrait capter le transformerait en tyran, nous faisant perdre ainsi notre liberté. Et ces énergies ne seraient plus utilisables pour nous guider et nous ouvrir à l’intuition, à la conscience, à la sagesse.
Prânâyâma, mudrâ et mantra sont donc au cœur de cette alchimie. Grâce à eux, on va ouvrir le réservoir dont nous parlions plus haut, réservoir qui est en fait la kundalinî elle-même.
Selon les enseignements traditionnels, l’éveil de l’énergie endormie kundalinî se présente sous trois formes différentes.
L’éveil le plus basique, celui qui nous concerne, se nomme prâna-kundalinî. Prâna-kundalinî consiste à éveiller l’énergie dans chaque chakra, du maladhara à ajna, par la pratique du prânâyâma. Une fois éveillée dans le muladhara, peu ou prou, elle montera dans le ventre, puis dans le cœur, puis dans la gorge pour arriver dans le front. Cet éveil progressif s’accompagnera d’un état d’unité. Shiva/Shakti - Conscience/Energie – seront en union ce qui produira intérieurement un état de centre, de force, de joie, qui grandira au fur et à mesure que l’énergie se déploiera de cakra en cakra. Cette énergie vierge, emplie d’union et d’amour, éveillera, sur son passage, les plus belles qualités intérieures et activera des fonctionnements différents qui nous permettront de ne plus utiliser seulement la partie de notre mental correspondant à l’ego pour connaître et comprendre le monde extérieur, le monde intérieur et leur identité. Ainsi, au fur et à mesure, nos potentiels endormis s’activeront, le souffle quittera le niveau grossier pour devenir vibration, l’intuition et la conscience seront les modes de perception disponibles. La conséquence en sera un état d’équilibre, de sérénité dans un corps devenu un temple, complètement purifié ayant acquis la santé et la longévité nécessaires pour accomplir le voyage intérieur.
L’éveil de la kundalini par le prâna s’arrête généralement à bhrumadya – le chakra du front – urna « la pierre frontale » faisant obstacle à cet endroit à son ascension. Le yogi qui a atteint ce niveau connait l’identité de l’énergie et de l’amour. Sans avoir une telle prétention l’éveil de l’énergie dans le premier chakra est déjà suffisant pour obtenir un corps vigoureux, plus de santé et de jeunesse, pour connaître un état affectif libéré du tiraillement des opposés, donc des jugements et des sentiments oppressants qui en découlent, enfin pour trouver un état mental stable, harmonieux et bienveillant, gage d’une joie quotidienne.
Le deuxième éveil est cit-kundalinî. Cit signifie « conscience », dans ce cadre l’instrument d’éveil n’est plus le souffle mais le mental. Il peut être indépendant ou compléter prâna-kundalinî. Dans cit-kundalinî toutes les qualités spirituelles sont activées, le cœur s’est ouvert, empli d’un élan mystique bienheureux. Ce niveau est rarement accessible.
Le troisième éveil est para-kundalinî. Para signifie suprême. C’est l’éveil définitif qui fait quitter le corps. Il est rarissime volontairement, il se produit quelques fois au moment de la mort, il est toujours sans retour. Ce niveau n’est presque jamais accessible.
En résumé pranâ-kundalinî est un éveil de l’énergie lent, progressif et souvent instable. Il est sujet à des fluctuations, on peut l’obtenir quelques temps et le perdre, puis le retrouver, mais il donne déjà le bonheur et la sérénité. Il concerne le muladhara chakra. C’est le fruit d’un effort constant, d’un savoir reçu et assimilé, d’une rigueur audacieuse. Cit-kundalinî est beaucoup plus rare, souvent la conséquence de longues, très longues méditations. Il est stable et concerne ajna chakra. Para-kundalinî est rarissime, seulement quelques humains par siècle sont concernés. Il concerne sahashrara chakra.
Et le cœur ? direz-vous. L’éveil de la kundalini par le cœur est le lot des mystiques, il est quasiment aussi rare que para-kundalinî.
La prâna-kundalinî s’opère par l’alchimie des souffles qui perdent leur support pneumatique pour fusionner au cœur même de la sushumnâ devenant alors des souffles internes. On voit ici toute la démarche et l’importance du prânâyâma, tant en ce qui concerne la santé et la longévité du corps que l’ouverture du cœur sur l’amour et la joie.
L’éveil de tout ou partie de kundalini n’est pas affaire de fadaises, de rêves pseudo-mystiques ou d’ouverture fantaisiste des chakra par un gourou d’opérette, même si c’est un ténor ou un baryton… C’est un chemin rigoureux et solitaire, qui demande d’avoir reçu les bons enseignements, une ténacité exemplaire, un détachement réel face à la féérie du monde extérieur qui voile nos qualités profondes, une foi sans faille à notre identité avec le divin, une innocence qui nous fait garder un lien avec notre enfance et le merveilleux. C’est aussi une recherche joyeuse, pleine d’humour, de dérision, qui ne peut jamais s’afficher car elle est le cœur de notre intimité, sans doute le seul espace qu’il soit difficile de partager.
Evidemment et heureusement la pratique du yoga ne se limite pas à ce seul objectif, même si ça en est sans doute la partie la plus merveilleuse, la plus extraordinaire ou, tout simplement, son aspect le plus mythique. Et comme tous les mythes c’est une affaire d’interprétation personnelle, comme toutes les symphonies de notre vie dont nous sommes le seul interprète.
Christian Tikhomiroff