Réflexions


Séparations

Tout ce qui échappe à l'unité est voué aux séparations, c’est dire à quel point nous avons peu de chances de les éviter. C'est la loi qui régit la dualité, oscillation permanente qui ballote les humains tout au long de leur vie. De séparations en séparations, de pertes en pertes, les uns apprennent leur destin, les autres se perdent dans leurs chimères. La plupart d'entre nous vit dans l'espoir d’une continuité personnelle, d’une conservation de nos acquis, si ce n'est éternelle, du moins durable. La différence est faible mais pourtant chargée de toute la nuance des cœurs. C'est le jeu de la vie, inexorable, aux saveurs acides et douces, aux souvenirs tenaces, aux espoirs trompeurs ou merveilleux.

Un jour comme les autres, j'étais avec mon vieux maître, assis sur un banc, dans le parc d'une ville. Comme à l'accoutumé nous regardions avec une certaine nonchalance le spectacle entre parenthèse qu'offre aux curieux discrets la vie des jardins urbains. Images au ralenti d'une agitation gommée, scènes d'enfants, vieillards aux pas lents, oiseaux picorant, rumeurs lointaines de la ville atténuées par les feuillages et les gazons verts.

La plupart du temps nous n'échangions que peu de mots. On aurait pu se demander pourquoi nous étions là, si souvent. Si nous ne parlions pas ce n'était pas par envie de nous taire ou parce que nous n'avions rien à nous dire. Non, c'était tout simplement comme cela. Habitude prise au gré de nos assises bancales, ou peut être parce que la mollesse de l'ambiance de ces parcs n'engendrait rien d'autre.

Ce jour là une idée trottait dans ma tête. Je le connaissais depuis plus de dix ans et je n'avais jamais imaginé que je pourrais ne plus le voir. Comme à chaque fois, comme s'il savait mes pensées avant même que je ne les lui confie, il me dit en gardant son regard posé au loin:
-  Voilà longtemps que nous nous connaissons, n'est-ce pas? Il y aura bien une fin, un jour ou l'autre. Le plus loin que nous puissions envisager se heurte à la mort de l'un ou de l'autre. J'ai cinquante ans de plus que toi, je serai sans doute, dans le cas de la mort,  l'instigateur de notre séparation.
- C'est ce que je me demandais, répondis-je. Continuerons nous à nous voir jusque là? Ou nos rivières prendront-elles un cours différent avant d'atteindre la mer?
- Qu'en dis-tu?
- Vous êtes mon maître et mon ami. Les deux vont-ils obligatoirement de paire? Sont-ils liés inextricablement jusqu'au bout? Il me semble que c'est cela la question juste.
Il réfléchi un cours instant, pour continuer:
-D'une certaine façon ta question est bien posée. En tout cas c'est dans cette ambivalence que peut se trouver la confusion.
- Je ne peux concevoir l'un sans l'autre, continuai-je. Si nous n'étions plus amis je ne crois pas que nous pourrions garder notre relation d'enseignement. De même si vous n'étiez plus mon maître je pense qu'un jour ou l'autre nous ne nous verrions plus.
- Oui, oui, peut être. Si tu étais une femme tu serais peut être amoureuse de moi. Là ce serait encore plus terrible, encore plus ambiguë.
- Vous m'avez tout appris de ce que je sais, de ce que je suis. Vous m'avez donné les expériences les plus belles et les épreuves les plus difficiles. J'ai suivi votre enseignement à la lettre, sans jamais faillir, sans jamais douter. Le respect et l'amitié sont nés de là. Pourquoi et comment dissocier?
- Sûrement! Toutefois le Yoga que je t'ai donné, toutes ces postures, tous ces souffles, toutes ces concentrations,  la façon de faire monter ton énergie, jusqu'à la philosophie elle-même, tu aurais pu les acquérir de quelqu'un d'autre. Ceci n'est ni ma propriété ni ma création, ça appartient à la Connaissance, à la tradition. Moi ou un autre, peu importe qui te les passe.
- Sans doute, mais chacun reçoit différemment une même chose suivant qui la lui donne.
- Évidemment, évidemment! On reçoit différemment un baiser suivant qui le donne. Mais un conte ou une légende aussi crois-tu?
- Tout à fait, répondis –je, saisissant en même temps que ma réponse n’était pas la bonne.
- Ta réponse est bizarre, je comprends que des lèvres aient un goût différent d’une personne à l’autre, mais une légende ne varie quelle que soit la bouche qui la raconte. Cela veut-il dire que l'on s'attache plus à celui qui donne qu'à ce qui est donné?
- Pas forcément mais ça joue beaucoup.
- N'y a t il pas là une certaine confusion? Une technique sera-t-elle différente suivant qui l'enseigne si dans tous les cas elle est bien enseignée?
- Non, bien sûr!
- Bon! Ça paraît évident! Réfléchi pendant que je vais faire quelques pas.

Il s'éloigna sans dire un mot. Je percevais bien où il voulait en venir. Si je pouvais lui donner raison sur le plan logique, il n'en était pas de même au niveau affectif.

Il continuait à marcher et moi à laisser aller mes pensées. Un  quart d'heure après il revint s'asseoir.
- Les sentiments, les émotions libèrent l’individus, la sentimentalité et l’émotivité l’enchaînent. Dans les enseignements de sagesse on n’a pas besoin de modèles, seulement de devenir son propre modèle, on n’a pas besoin que celui qui nous transmet le savoir soit exemplaire car cela ne peut exister, il y aura toujours un point de vue contraire,  on n’a pas besoin de projeter sur celui qui nous enseigne notre idéal de bien séance car un tel idéal est toujours sujet à contre verse. Nous devons aimer chacun pour ce qu’il est comme il est,  ou aimer ce qu’il nous donne indépendamment de ce qu’il est. Un bon enseignant ne correspond pas forcément à notre idéal humain, surtout dans des voies comme le tantrisme où tout et le contraire de tout a sa place, bannissant ainsi définitivement les jugements, excluant ainsi ceux qui  ne peuvent vivre sans juger. Et crois-moi, rien que cela rend notre voie bien élitiste ! Dit-il en riant, superbement.
- Vous avez raison maître, mais il est bien difficile de mettre de côté l’affectif.
- Tu as compris dans l’instant, l’affectif est le côté illusoire de l’unité et de  la liberté. En fait la vie n'est que séparations, reprit-il. Cela est aussi vrai dans l'enseignement de la sagesse. Toute relation de maître à disciple implique, un jour ou l'autre, une séparation. Elle interviendra au moment où le maître estimera que le disciple peut voler de ses propres ailes, ou qu'il n'a plus rien à lui apprendre, ou qu'il a atteint le maximum de ce qu'il pouvait recevoir, ou qu'il est mieux pour lui qu'il aille voir ailleurs.
- Est-ce un moment heureux pour l'un et pour l'autre ? demandai-je avec candeur.
- S’il s’agit d’un vrai maître et d’un vrai disciple c’est un moment heureux et naturel. Toute fois le disciple prend rarement l'initiative de la séparation, même s'il croit l'avoir prise. C’est le maître qui agit, quand il estime que c'est le moment il essaye de le  faire comprendre, de donner l’envie d'être autonome.
-  Et si le disciple ne veut rien entendre?
-  Le disciple ne veut rien entendre car il redoute, il a peur de cet instant. Alors le maître doit trouver ou inventer ce qui va créer la séparation.
- Le disciple prend-il cela mal?
- C’est variable. Certains peuvent nourrir une reconnaissance éternelle pour cet instant, d’autre se fâcher irrémédiablement, quelque chose dans leur ego a été atteint, s'est brisé. Mais quoiqu’il en soi la rupture est plus ou moins douloureuse. C'est le prix de la séparation, de la liberté, de la maturité spirituelle. Un vrai maître ne pense qu'au moment où il pourra rompre la relation avec son disciple. Il a tout à y gagner et c'est l'instant de vérité pour son disciple.
- Et moi?
- N’as-tu donc aucun autre objet de préoccupation que toi? Tu verras quand tu y seras.

Nous reprîmes le chemin de la ville, tranquillement. Le moment n'était pas encore venu de se séparer. L'un et l'autre semblions être prêt, l'amour qui nous reliait était sincère et non intéressé, il ne s'agissait pas d'un attachement égoïste, c'est ce que l'avenir montra au moment de sa mort.

 Arrivé chez lui, je lui demandais:
- Y a t il des cas où cette séparation ne se produit pas?
- Jamais, d'une façon ou d'une autre.
- Quel est l'intérêt du maître ou du disciple?
- Le maître n'y trouve aucun intérêt. Par contre le disciple apprend sa dernière leçon, l’autonomie. Il prend conscience qu'il est seul, fondamentalement. Si ce qui l'unit à son maître est vraiment désintéressé cette prise de conscience est un véritable cadeau pour lui. Sinon ce peut être une catastrophe. Mais quand il est temps il est temps, et tous les moyens sont bons, même ceux qui risquent d’agacer le disciple. Il aura au moins gagné de se trouver  face à lui-même.
- Tout cela est dur, dis-je
- Tu te trompe mon ami. Une des premières choses que doit apprendre l'aspirant à la sagesse est de ne pas confondre amour et amour-propre. S'il n'en est pas capable, il n'est pas qualifié. Maintenant tu m'ennuies, nous avons trop parlé. Va réfléchir chez toi. Si tu comprends qu'il n'y a rien à dire de plus reviens me voir pour rester en silence, sinon va jacasser avec les pies, elles savent parler pour ne rien dire!

Il me fit signe de partir et comme je n'avais pas le choix, c'est ce que je fis. J'avais l'habitude de ses fins brutales, sans doute était-ce une bonne préparation pour la dernière.

C. Tikhomiroff

 

 

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