Le
tantrisme aime bien personnaliser le monde intérieur de façon imagée,
symbolique et analogique avec le monde extérieur. C'est un moyen de rendre
plus accessible et plus compréhensible à notre mental et à nos perceptions les
fonctionnements qui régissent notre vie, notre destin et les énergies
qui
les animent,
énergies souvent imperceptibles à notre observation ordinaire.
Ainsi les textes anciens décrivent l'intérieur de l'individu comme un monde
dans lequel il peut voir des montagnes, des fleuves, des mers, des prairies,
des villes, des animaux, des êtres de toutes sortes, le soleil, la lune, le
jour, la nuit, les cieux, les constellations, etc. Ainsi macrocosme et
microcosme sont-ils semblables, toutes proportions gardées bien sûr.
Ce monde intérieur est également peuplé de dieux et de déesses qui
représentent, qui figurent pourrait-on dire, les énergies dont nous
parlions, ces énergies qui nous sont inconnues dans un fonctionnement normal
et qui pourtant gèrent tout ce que l'on est et tout ce qui nous arrive. Par
exemple les énergies qui régissent nos qualités artistiques et créatrices
sont gouvernées par la déesse Sarasvatî, on la représente assise sur le
lotus de la connaissance, une vina dans ses mains, jouant de la musique.
Cette représentation est symbolique, il ne faut évidemment pas
s'imaginer qu'on a dans notre ventre cette "drôle de dame",
qu'elle fait de belles
musiques ou de grands couaques qui déterminent nos dons artistiques. Les
symboles proposés par le tantrisme nous permettent d'imaginer, de donner une
forme à cette énergie et d'entrer en communication avec elle. Ces formes
symboliques, "imaginées" par des sages lors de profonds états méditatifs,
pourraient être différentes. Rien ne nous interdit d'en visualiser d'autres.
Il en est de même des noms qui leur sont donnés, Sarasvatî pourrait tout
aussi bien s'appeler "Tartampionnette" ou schtrumpfette".
L'avantage d'utiliser les formes et les noms proposés par les sages
tantriques depuis des millénaires c'est qu'ils sont chargés de toutes les
énergies de ceux et de celles qui s'en sont servi durant ces millénaires mais également
parce que leurs symboles sont
en parfaite adéquation avec les techniques et la métaphysique. Il ne s'agit
donc pas ici d'une croyance religieuse ou autre (ce qu'on pourrait penser
car la religion hindoue utilise parfois les mêmes mots) mais d'un canevas,
d'une grille symbolique de mise en relation de deux plans intérieurs , le
grossier et le subtil.
Le Mahânirvâna tantra est un texte dans
cette veine, qui donne les définitions et les fonctions de ces
énergies à l'œuvre en nous. Il donne également les mantra et les yantra
qui mettent en rapport.
Nous proposons ici un court extrait sur
l'énergie nommée Kâlî, celle qui se trouve dans le chakra du coeur et
conduit vers la liberté, coupant les attaches égotiques qui nous tourmentent
sur le sentier étroit de la recherche spirituelle. Cette énergie n'a
d'autres obsessions que de rejoindre la Conscience, Shiva, pour s'unir
éternellement, coupant ainsi les liens que tisse tout au long de la vie
notre ego, levant le voile de l'illusion qui nous maintient dans l'avoir et non
dans l'être.
* * *
Kâlî
est l’Énergie qui se manifeste en tant que prise de conscience de
l’Expérience et, par là même, tend à la division, à la limitation. C’est
l’aspect rythmique de la Conscience active dont la pulsation cosmique mesure
la durée de toute manifestation.
« Parce que Tu
dévores Kâla, Tu es appelée Kâlî, et parce que Tu es l’origine de toutes
choses Tu es appelée Âdyâ Kâli ; après la dissolution, Tu retournes à Ta
nature informelle et ténébreuse, Tu restes seule, Ineffable et Inconcevable.
»
Kâla désigne
ici le Temps, relatif et absolu, mais kalâ se rapporte à toute forme de
division. Les kalâ forment la succession des présents ponctuels qui «
actualisent, en la fragmentant pour la conscience individuelle, l’éternel
présent de la Conscience immuable ».
Dans le
processus créateur, l’énergie sonore ou vibratoire qui est composée par
essence de kalâ, passe graduellement du son inaudible (Nâda) à une masse
sonore indistincte (Shabda) pour se diviser en phonèmes qui serviront de
base à la formulation d’un langage apte à déterminer les rapports de la
conscience avec les objets du créé. Ainsi, au niveau de l’émanation
phonématique, le Verbe se subdivise en cinquante kalâ dont se compose
l’alphabet sanskrit, soit seize voyelles considérées comme « cause
originelle des phonèmes » et trente-quatre consonnes «manifestation
extérieure de l’énergie des voyelles».
Il est écrit
dans le Tantra Râja : « Le phonème Ka constitue Ta forme et cette shakti
confère tous les pouvoirs ». C’est la raison pour laquelle ce chant est
constitué de cent des noms, composés et dérivés de la Dévi commençant tous
par la lettre K, première des consonnes, condensation de la première des
voyelles : A, «énergie de conscience transcendantale».
La récitation
de ce chant commence avec l’invocation de trois des aspects ou
manifestations de la Grande Déesse au moyen des bîja-mantra, sons
constitutifs, sons-pouvoirs de cette Puissance créatrice. Ainsi Hrîm est le
bîja-mantra de Bhuvaneshvarî, la Dévi qui donne corps à l’illusion cosmique
de la manifestation (Mâyâ). Shrîm est le bîja-mantra de Lakshmî, divinité
qui préside à la beauté et à la prospérité, dans le sens où le Beau est le
Vrai, et le Vrai comble de la richesse du Savoir celui qui le perçoit. Krîm
est le bîja-mantra de kâlî qui anime par sa shakti le rythme universel, le
Temps qui donne à chaque création son expérience finie.
Âdyâ Kâlî
Hrîm, O redoutable
Shrîm, O bienfaisante
!
Krîm, Toi qui anéantis le Temps
!
Origine de toute manifestation,
Matrice des Shakti,
Destructrice des illusions de notre kaliyuga,
Baume aux ascèses de Shiva,
Dévoratrice de Shiva-Rudra qui dévore,
Rythme du Temps,
Éclat des jeux de l’ultime dissolution,
Épouse de Celui qui porte le croissant lunaire,
Contenant de l’illimité,
Océan du nectar de compassion,
Qui prends part aux souffrances de Tes créatures,
Source de toute miséricorde,
Compréhension infinie,
Accessible par Ta seule grâce,
Toi, le Feu,
La fauve,
Celle à la peau noire,
Jouissance du Seigneur de la création,
Nuit ténébreuse,
Toi, le Désir,
Qui pourtant libère des liens du désir,
Sombre comme la nuée d’orage,
Parée du croissant de la lune,
Tu arraches le voile d’ignorance tissé par le Kaliyuga,
Kaumâri, Vierge qui jouit de sa création sans être possédée,
Refuge de ceux qui accomplissent les rituels en l’honneur
des vierges,
Réjouissance des festivals offerts en l’honneur des vierges,
Gauri, la vierge nubile,
Tu erres dans l’infinité de Ta création comme en une forêt
de Kadamba,
Les fleurs de la forêt de Kadamba T’enchantent,
Les hautes futaies de Ia forêt de Kadamba encerclent Ta
demeure,
Des guirlandes de fleurs de Kadamba ornent Ton cou,
Toi, la jeunesse,
Tu as la voix douce et grave de Celui qui
a avalé le poison pour libérer l’ambroisie,
Le son de Ta voix évoque le duo passionné des oiseaux
chakravâka que les eaux séparent,
Tu bois
l’hydromel,
Tu Te réjouis de l’offrande d’hydromel,
Un crâne humain Te sert de coupe,
Tu portes un collier composé d’ossements,
Les lotus T’enchantent,
Tu es assise sur un
lotus,
Tu
demeures au centre d’un lotus,
Tu t’enivres du parfum
des lotus,
Tu as la démarche oscillante de l’oiseau Hamsa,
Tu libères de la peur,
Tu assumes toutes
les formes de Ton désir,
Tu
sièges enveloppée dans la Forme du Désir,
La sphère du désir est Ton champ d’action,
O splendeur,
O liane enroulée autour de l’arbre kalpa qui rassasie
tous les désirs !
Ta beauté est Ton seul ornement,
Adorable incarnation de la tendresse,
Corps tendre,
Taille fine,
Tu apprécies le
nectar du vin purifié des sacrifices,
Tu
favorises ceux que le vin purifié réjouit,
Tu
es l'énergie même de ceux qui T’adorent grisés de ce vin,
Le culte dont Tu fais l’objet au moyen du vin purifié Te
satisfait,
Tu T’immerges dans l’océan de vin purifié,
Tu es la protectrice de qui accomplit les
exercices rituels
avec ce vin,
Le parfum de musc Te ravit,
Brille le signe tilaka tracé sur Ton front avec du musc,
Tu bénis ceux qui
T’adorent avec du musc,
Et Tu les aimes ceux qui T’adorent avec du
musc,
Tu es une mère pour ceux qui brûlent le musc comme de
l’encens,
Le cerf musqué T’est cher,
Tu apprécies de manger son musc,
Tu respires avec joie la senteur du camphre,
Tu portes des guirlandes de fleurs de camphrier,
Ton corps est enduit de pâte de camphre et de santal,
Tu bois le vin
purifié parfumé au camphre,
Tu
Te baignes dans l’océan de camphre,
Tu résides dans l’océan de camphre,
Tu Te plais à être invoquée avec le bîja-mantra Hûm,
En combattant Tu ne cesses d’émettre le
son terrifiant
du bija-mantra Hûm,
Incarnation de la voie tantrique Kaula où est adorée
l’essence même de Shiva-Shakti,
Adorée par les seigneurs de la voie Kaula,
Bienfaitrice des seigneurs de la voie Kaula,
Observante de la voie Kaula,
Toi, la joie,
Révélatrice du chemin des Kaulika,
Reine de Kâshî,
Tu libères des souffrances du triple feu du désir,
Bénédiction de Shiva, Roi de Kâshî,
Jouissance de Shiva, Roi de
Kâshî,
Aimée de Shiva, Roi de Kâshî,
Quand Tu Te meus, les clochettes de Ta ceinture
Et les bagues vibrantes de Tes orteils composent
une musique divine,
Le pic médian du Mont Suméru est Ta radiante demeure,
Tu es comme un rayon de soleil sur la montagne d’or,
La récitation du mantra Klîm, dont la dernière syllabe
exprime
l’état suprême, T’enchante,
Tu es Klîm le bîja-mantra de Kâma,
Tu éveilles et
stimules la soif de transcendance,
Tu lèves les obstacles sur le sentier des Kaulika,
Souveraine des adeptes de la voie Kaula,
O Toi ! qui, par les trois bija Krîm Hrîm
Shrîm, libères
de l’emprise de la mort,
Je Te salue.
Mahânirvâna Tantra