Réflexions


 

SILLONS

 

L'ornière du temps
Le temps passe, casse, lasse, répand, imprime, incruste, troue, érode, puis fait disparaître les sillons de la vie des uns des autres.
Malgré cela il est neutre, ami ou ennemi de personne. C'est l'être humain lui-même qui en son sein crée ces jeux antagonistes. Dans le temps qui va notre attitude sera pour nous-mêmes amie ou ennemie, mais lui restera neutre.
Sa trajectoire est d'aller, d'imprimer des rythmes, de faire les sillons de tous les êtres qui le peuplent afin qu'ils accomplissent leur destinée. Chaque individu a ainsi le choix de remplir ou non les ornières créées par le temps: peu le savent.
Ordinairement l'habitude répétitive de gestes, de pensées, de souffles inconscients incruste au plus profond de nous-mêmes, à notre insu, le contenu intime et essentiel de notre personnalité et de notre vie. C'est pourquoi les pensées ou les énergies qui nous dirigent, créent nos événements, nous impliquent par rapport aux autres et à l'environnement nous sont inconnues et mystérieuses.

 

Affirmer sa liberté
C'est parce que la plupart des humains ne peuvent comprendre et accepter cela qu'ils vont trouver alibis sur alibis, justifications sur justifications pour expliquer ce qui n'est dû qu'à l'inconscience du moment vécu, à l'inconsistance dans l'instant présent. Alors tout est bon: la chance, la malchance, le hasard, le destin, les autres, les événements, le karma, Dieu, le démon, etc. Et l'ornière se creuse, et le sillon se remplit, et l'humain se perd dans l'absurdité du quotidien. Où est le soleil, où est la légèreté, où est l'amour, où est la liberté?

Avant d'être prisonnier d'une société, d'un clan, d'une famille, d'un autre, du hasard, de la malchance, du karma, nous sommes prisonnier de nous-mêmes. Si nous avions suffisamment d'énergie dans le ventre, d'espace dans le coeur et de lumière dans les yeux, qui pourrait décider pour nous? Avec l'aide des forces de la nature et des énergies nous pourrions créer notre vie selon notre volonté pure. Mais nous préférons souvent rester coucher et protégé dans le sillon du temps et des habitudes.

Vivant ainsi nous sommes déjà morts, avons-nous encore quelque chose à perdre? Alors pourquoi ne pas se relever, se mettre debout et vivre la tête dans le ciel, le coeur ouvert à tous les vents et, téméraire, tenir la racine du corps plus haute que le sillon de la terre afin de pouvoir, un jour ou l'autre à l'aube d'une nouvelle étape, marcher dans le étoiles.

Risquer sa vie
J'ai passé avec mon vieux Maître durant des années de longues heures au quotidien. Il m'initiait bien sûr aux plus belles pratiques de Yoga, aux enseignements traditionnels, me guidait dans mes réflexions intimes, mais il tenait en même temps à ce que nous vivions les instants ordinaires  de la vie de tous les jours, celle qui fait mourir si l'on n'y prend pas garde.

Il vivait seul et habitait banalement en ville. Il nous arrivait de nous y promener sans but particulier. Nous aimions certaines rues commerçantes et agitées où nous pouvions être témoins de l'humain dans son cadre finalement le plus naturel.

Je crois qu'il aimait bien les gens, il les regardait toujours avec un sourire très chaud et un regard très lumineux. Je crois aussi que les gens aimaient bien le voir parce qu'ils pouvaient saisir en lui, le temps de le croiser, une parenthèse d'amour donnée sans retenue au gré du temps qui va. Un jour que nous marchions sur le trottoir de la plus grande artère de la ville il me dit: "Donnes-moi la main, ferme tes yeux et traversons!". C'était impossible, nous n'avions aucune chance, soit de nous en sortir, soit de ne pas provoquer un carambolage monstre. Sentant mon hésitation il me saisit avec force la main manquant de ma la broyer et il stoppa net. Tout avait disparu à part cet échange électrique.
"Où est le monde!?" cria-t-il. Je ne pu répondre car dans cet instant il avait effectivement disparu.
"Ma force crée la faille! Nous allons traverser! Fermes tes yeux, remonte tes énergies et soit silencieux!" Que faire d'autre? Et tant pis si je mourais!

Nos pas quittèrent le trottoir et nous nous engageâmes sur la chaussée. Je ne compris rien, quelques instants après nous avions traversé. J'avais simplement sentis le souffle des voitures qui nous frôlaient.
Arrivés sur le trottoir il lâcha ma main. "Ouvres tes yeux et continuons" dit-il gentiment. Comme si de rien n'était nous reprîmes notre promenade, il continuait à sourire aux alentours.

Passant devant la terrasse d'un café, il me pria de m'y asseoir avec lui. Il commanda deux cafés dont un très serré pour lui et il dit: "Si vraiment tu veux être vivant, tu dois choisir et tu dois risquer. Tu ne peux vivre sans risque car la vie est elle-même risque. A chaque instant tu es en danger même si tu es assez abrutit pour l'oublier".
Il se tut, s'immobilisa le bras droit légèrement levé, sa main faisant le geste de Kâlî, ses yeux étaient ouverts. Il était devenu une statut de cire, même ses paupières et son souffle étaient dans une immobilité absolue. Seules ses narines semblaient quelque peu palpiter. Nous restâmes ainsi, lui dans cette position invraisemblable et moi à bader , durant une heure. D'un seul coup il se leva: "Viens, partons." dit-il et d'un pas tranquille nous allâmes chez lui.

Vibrer ou comprendre
Un des règles d'or qui régissait l'enseignement qu'il me donnait était que je ne devais pas poser de questions. A propos des expériences il me disait: "Si tu as besoin de comprendre c'est que tu n'as pas vécu en pleine conscience et vibration ce que tu as expérimenté."

Quelques fois il se laissait aller à parler après l'une d'elles. Ce fut le cas ce jour là: "Sillons dans la terre de notre corps. Sillons dans le flot de nos énergies. Sillons dans la trame de nos pensées. La vie n'est que sillons qui  nous mènent vers la mort. Suis tes sillons et tu seras tel que tu penses être. Sois tes sillons et tu sauras ce que tu es."
"Je ne comprends pas, repondis-je. Si je pense être libre, ne le deviendrai-je pas?"
"Non ce n'est pas suffisant. Il faut agir et des actions qui nous progètent hors du sillons: voilà la liberté, voilà le risque. Pensées et actions impliquent la volonté: c'est la vie vivante. Un mort peut encore penser mais ne peut plus agir. »
"Mais ..." Il me coupa la parole et me congédia en criant: "Va-t-en, plutôt que de toujours babiller, va prendre des risques! Si demain tu es encore en vie, reviens me voir. Je n'ai rien à enseigner aux morts-vivants!" Je lui lançais un dernier regard et compris qu'il n'y avait plus rien à dire mais plutôt  à trouver un acte qui me permettrait de mettre la tête hors du sillons pour ne pas le perdre de vue, surtout pas!

 

Christian Tikhomiroff