Réflexions


Un jour de fête, un jour de deuil

Réflexions sur la mort

« Que penses-tu, mon frère qu’il advienne de nous
quand la Mort nous saisit ?
Nul n’est d’accord à ce propos.
Pour les uns, on devient esprit ou âme errante,
Pour d’autres on gagne le paradis.
Le séjour divin, affirment certains,
Sera notre partage ; selon d’autres,
nous ne ferons qu’un avec dieu.
D’après certains, l’homme est l’espace d’un vase,
la mort n’est que la destruction du vase.
Le compte et le prix des péchés et des vertus,
tout sombrera dans le néant !
Cinq êtres séjournent dans la même demeure,
mais quand vient l’heure,
chacun retourne seul à son lieu d’origine.
Prasâd dit : Au jour de la dissolution, ô frère,
tu redeviendras ce que tu étais,
telle l’écume, eau jaillie de l’eau,
qui se résorbe en eau ». Chants à Kâlî – 92.


Quelques mots sur le yoga tantrique

Le tantrisme est une vision optimiste, joyeuse et vibrante de  l’univers, du monde et de l’individu. C’est une métaphysique basée sur le principe d’équivalence entre ces différents éléments. Elle développe l’idée qu’univers et être humain sont  interdépendants, que ce dernier est une image fidèle, à l’échelle et en potentiel, du cosmos. C’est également une philosophie, dans le sens large, qui n’appréhende pas le monde naturel et social d’un point de vue moral. Elle le pressant comme une symphonie d’énergie dont le chef d’orchestre serait la conscience. Elle met l’accent sur le plaisir et la jouissance, cherchant à créer toute une panoplie de saveurs intimes. C’est une forme d ‘épicurisme spirituel et une méthode pratique et technique qui voit dans le corps humain un temple sacré. Elle propose tout un entraînement visant à maîtriser et à sublimer le corps, la respiration, les émotions et les pensées. Ces techniques corporelles et psycho-mentales sont celles du hatha-yoga. Elles permettent  une alchimie interne dont l’action  s’étend des cellules organiques aux pensées, offrant à l’individu une santé durable et une grande longévité.

La mort et la vie tiennent une place centrale dans cette praxis, pour laquelle la recherche de longue vie omniprésente se justifie en tant que moyen et non en tant que fin. Car d’une certaine façon si le tantrisme est intéressé par l’immortalité il ne l’est pas par le gain de quelques dizaines d’années.

De quelle immortalité s’agit-il ? Il serait candide de penser au corps. Que peut-on espérer sauver ou faire continuer puisque ce qui est né doit mourir ?

Le yoga tantrique pense que l’homme a une structure plus complexe que celle établie par la science qui ne reconnaît que le corps physique, quoique... Il entrevoit d’autres corps s’emboîtant les uns dans les autres, à l’image des poupées russes.

Il parle d’un corps physique, d’un corps énergétique, d’un corps mental mental, d’un corps de savoir et d’un corps causal, ce dernier contenant ce que certains nomment âme ou Soi. Ces corps sont interdépendants et interactifs, les quatre « corps subtils » ayant toutes fois comme particularité une autonomie par rapport au corps physique. Cette particularité est à sens unique, le corps physique étant incapable de se passer des quatre autres.

Cette structure offre deux possibilités : d’une part celle de faire « durer » le corps physique plus longtemps que la normale et, d’autre part, celle d’affranchir les corps subtils de leur lien au physique. Cette dernière possibilité peut se réaliser principalement au moment de la mort. Ainsi la mort devient un enjeu dans lequel il est permit d’envisager un continuum. Ce n’est plus une fin mais au contraire une porte qui s’ouvre vers un ailleurs.


Peut-on parler de la mort ? Et pourquoi ?

Pour mieux la comprendre, peut-être. Pour exorciser sa peur. Pour saisir le grand mystère de la vie ou encore pour apprendre à vivre libre. Et sûrement tant d’autres alibis, justifications ou désirs de trouver un sens personnel.

Depuis des millénaires chaque tradition, chaque religion parle de la mort, donne ses réponses, plus ou moins manipulatrices, plus ou moins libératrices.

L’être humain, dans son fort intérieur, ne peut s’empêcher d’y penser à sa façon, quelles que soient ses craintes et son habilité à les camoufler.

Alors que dire, que faire d’une expérience que l’on ne connaît que par procuration : la mort des autres. 

La vie s’apprend, la mort se vit. Cette contradiction, ce paradoxe hante les esprits. Elle est la substance sur laquelle est édifiée la scène où se joue l’existence des humains dans le théâtre de leur destin.

Dans la vie l’expérience et l’exemple des autres sont un élément fondateur de tout enseignement, de toute transmission du savoir comme  des règles sociales et morales.

Mais dans la mort, que peut-on apprendre des autres. Quels goûts peuvent-ils transmettre dans notre bouche, quels parfums dans nos narines  pour provoquer en nous une expérience vécue jusque dans les fibres les plus profondes du corps et de la conscience?

En même temps, comment éviter d’en parler, fusse pour la cacher ou la dénaturer ? Personne, jamais, n’y est arrivé. Toutes les sociétés ont eu leur approche de la mort, du passage et de la manière d’honorer les morts. Aucune civilisation, aussi loin que puisse remonter la mémoire collective, n’a fait l’impasse sur ce sujet. Ceci montre à quel point il concerne l’intimité et les tripes de chacun, des cadres collectifs sociaux, religieux ou philosophiques, et ce depuis toujours.


La mort change-t-elle ?

Quand il s’agit des aspects extérieurs de l’individu - sciences, modes, arts, sociétés, etc. - on  se doit bien de les remettre en cause pour actualiser en permanence les connaissances humaines. Mais quand il s‘agit des plans intérieurs on doit reconnaître que rien ne change, aujourd’hui ou il y a trois mille ans, le goût du sel est toujours le même, comme la joie, la peur, le son du silence, l’amour, la peur de la solitude, les sensations du souffle, l’observation de la pensée et de la conscience, etc. Il en va de même de la mort. Que l’humain soit celui d’une époque ou d’une autre, de telle ou telle culture, qu’il soit blanc noir ou jaune, croyant ou pas, homme ou femme, la mort reste pour lui le questionnement fondamental.

Le plus étonnant, le plus excitant, est que ce questionnement a servi à mieux vivre, à mieux comprendre le sens du destin et à investir avec plus de justesse l’espace personnel intime. Loin d’être une lamentation, les plus beaux écrits nous ont laissé des pages faites de force et d’espoir, nourrissantes autant pour le vivant que pour celui qui s’approche du passage, de la faille.


Un autre point de vue ?

Nous nous proposons d’éclairer ce sujet, tellement aiguisé qu’il en devient coupant, à la lumière philosophique du yoga tantrique.

Certains textes cités, remontant à plus de  mille ans avant Jésus-Christ, montrent la saisissante actualité du sujet et des points de vue. Ils soulignent que la mort et son acceptation a été une base, une invitation optimiste, pour mieux vivre la vie et se libérer des angoisses existentielles qui nous taraudent. En effet y a-t-il d’autres peurs ou d’autres troubles que celui de la mort même si on les enfouit dans l’inconscient ? En d’autres termes, une fois la peur de la mort dépassée, peut-il rester d’autres peurs ?

C’est bien dans ce sens que les sages, les poètes et les philosophes de toutes les époques ont cherché à résoudre l’équation vie/mort = souffrance/peur, saisissant qu’il y avait dans ce mystère une ouverture formidable pour libérer sa vie des différentes manifestations de l’angoisse.

Mais n’y a-t-il qu’une seule mort, qu’une seule façon de mourir ? Toutes les morts sont-elles équivalentes, voire équitables ? Mourir en pleine santé dans un accident,  jeune d’un sida ou vieux d’usure ne procure certainement pas la même « ambiance ». Dans tous les cas l’idéal serait d’être prêt.  Et être prêt à mourir,  n’est ce pas être capable de vivre pleinement ?

« Ô mort, vaines sont tes menaces.
Ta place, c’est à l’Energie universelle que tu la dois,
mais moi, elle m’a libéré de la peur.
Parce que tu détiens le bail de nos terres,
tu te donnes de l’importance.
Mais a-t-on jamais brûlé l’effigie
de quelqu’un qui vit encore ?
Quand j’aurai des comptes à rendre,
ce n’est pas à toi que je les rendrai.
Va-t-on demander justice à un gendarme
quand le roi est présent ?
Râmprasâd  dit : J’habite le royaume de la conscience ;
c’est elle qui m’a fait le bail,
et l’Energie Universelle en est le témoin ». Chants à Kâlî – 97.

 
Pourquoi la vie, pourquoi la mort ?

« Quand le père est sur le point de mourir, il appelle son fils. Après avoir jonché la maison d’herbes nouvelles, avoir installé le feu et mis près de lui une jarre d’eau avec une coupe, le père se couche, revêtu d’un costume neuf. Une fois arrivé le fils se couche sur lui, touchant avec ses organes des sens les organes des sens du père. Ou bien il peut s'asseoir en face du père.

Alors la transmission commence:
- Je veux mettre en toi ma voix, dit le père – Je reçois en moi ta voix, dit le fils.
- Je veux mettre en toi mon souffle, dit le père – Je reçois en moi ton souffle, dit le fils.
- Je veux mettre en toi mon regard, dit le père – Je reçois en moi ton regard, dit le fils.
- Je veux mettre en toi mon ouïe, dit le père – Je reçois en moi ton ouïe, dit le fils.
- Je veux mettre en toi mon goût des aliments, dit le père – Je reçois en moi ton goût des aliments, dit le fils.
- Je veux mettre en toi mes actions, dit le père – Je reçois en moi tes actions, dit le fils.
- Je veux mettre en toi mon plaisir et ma souffrance, dit le père – Je reçois en moi ton plaisir et ta souffrance, dit le fils.
- Je veux mettre en toi ma volupté, mon amour, mon sexe, dit le père – Je reçois en moi ta volupté, ton amour, ton sexe, dit le fils.
- Je veux mettre en toi ma démarche, dit le père – Je reçois en moi ta démarche, dit le fils.
-  Je veux mettre en toi mon esprit, dit le père – Je reçois en moi ton esprit, dit le fils.
- Je veux mettre en toi mon intellect, dit le père – Je reçois en moi ton intellect, dit le fils.
Et s’il est incapable de parler, il devra dire brièvement :
- Je veux mettre en toi mes souffles – Je reçois en moi tes souffles, répondra le fils. » Kaushîtaki Upanishad – II, 15.

 Les êtres vivants sont les témoins du grand jeu cosmique. Quelle que soit la cause de l’univers, ordre ou chaos, la manifestation est un spectacle. Toute scène n’a de sens que si elle est vue. Les individus sont donc les spectateurs éphémères de cette fantasmagorie. Mais, selon le principe d’analogie, ils sont également acteurs. Spectateurs du grand jeu et acteurs sur la scène de leur propre vie. De même qu’une exhibition s’arrête si personne ne la contemple, les êtres vivants jouent un rôle identique et permettent au spectacle universel de continuer. Au delà de ces témoins c’est la vie elle-même qui est l’observateur. Ainsi, par l’entremise des corps ou d’autres structures vivantes, la vie crée «le public».

A son échelle la famille humaine fait donc partie de ce public et chacun dans l’espace de sa vie assure sa place de spectateur. Au niveau cosmique, comme pour n’importe quelle représentation, l’important est l’ensemble des spectateurs et non chacun d’eux pris individuellement. Face à ce grand jeu, l’individu est une quantité négligeable, à l’instar d’une feuille dans la multitude des feuilles qui habillent un arbre.

Naître, voir le spectacle et mourir, tel est le rôle assigné à chaque espèce d’être vivants. Qu’un individu vive un jour ou cent ans est sans importance. Il faut seulement  qu’il y en a assez pour continuer à admirer la comédie universelle.

Il en est bien sûr autrement au niveau personnel dans lequel l’homme devient alors acteur de sa propre vie, celle-ci ayant pour scène le théâtre de son monde. Ici tout s’inverse et le destin de l’univers est moins important que celui de l’individu. La vie et la mort prenant un sens personnel retrouvent toute leur signification. Alors l’être humain se demande qu’elle est la règle du jeu. Est-il condamné à ne voir qu’un seul spectacle ou son billet donne-t-il droit à plusieurs représentations? Autrement dit, y-a-t-il  une autre vie après la mort ?

En fin de compte la grande question n’est pas « pourquoi mourir ? » car on sait bien que nulle part la matière vivante ou inerte ne peut se figer dans l’immuabilité. Elle serait plutôt « peut-on continuer après la mort et sous qu’elle forme ? ».

Cette question a permis aux religions d’échafauder les plus formidables tromperies et les plus infantiles réponses. Est-elle affaire de croyance ou d’expérience ?

Le tantrisme donne bien sûr sa réponse qui est celle de toutes les démarches spirituelles qui pensent que l’homme peut avoir un destin après la mort. Mais dans son cas cette réponse ne se pose pas en termes de croyance car il donne également les moyens de la vérifier par des techniques de respiration, de concentration ou autres. Elles guident le chercheur aux  limites des fonctionnements  humains. Là, dans cet espace intérieur souverainement immobile,  vie et mort se côtoient donnant à celui qui l’expérimente le goût fade mais vibrant de cette extrémité au delà de laquelle il est possible de voir ce que ne peut pas saisir le regard commun. Alors cette réponse devient un savoir insondable.

Libre à chacun de vouloir connaître ou ignorer la mort car enfin de compte elle  donnera rendez-vous à tous.

Ici comme ailleurs, on récoltera ce que l’on aura semé. L’homme ne peut pas espérer mourir différemment de comme il a vécu. Pour la plupart, le moment venu il ne sera pas possible d’ajourner la rencontre. Celui qui s’y sera préparé quittera la scène par la bonne porte, celle qui ne s’ouvre pas sur un mur.

« Un jour de fête, un jour de deuil, et la vie est faite en un clin d’œil »


Christian Tikhomiroff

 

 

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